- PÉCHÉ ORIGINEL
- PÉCHÉ ORIGINELLe terme de péché originel a été créé par saint Augustin, probablement en 397, pour désigner l’état de péché dans lequel se trouve tout homme du fait de son origine à partir d’une race pécheresse; et, ultérieurement, il a été étendu au péché d’Adam, premier père de l’humanité. La doctrine du péché originel, dont le germe est contenu dans les Écritures juives et chrétiennes, puis dans les œuvres des anciens écrivains chrétiens, a provoqué de siècle en siècle d’innombrables spéculations. Il importe de noter d’abord qu’il s’agit d’un cas particulier des doctrines philosophiques ou religieuses destinées à expliquer l’origine du mal. Dans d’autres systèmes de pensée, qu’il s’agisse de mythes, comme chez les primitifs, ou de philosophies élaborées, le mal est antérieur à l’homme; il vient d’un principe mauvais s’opposant à un dieu bon, d’une faute commise par un dieu et perturbant l’œuvre des autres dieux, ou de l’intervention d’anges pécheurs enseignant aux hommes les arts pervers de la civilisation, ou encore de la chute des âmes,ayant péché avant leur existence dans le monde et étant «tombées» dans le corps par l’effet d’un châtiment ou par libre choix. Dans la pensée existentialiste, l’absence de transcendance fonde la tragédie de l’existence. Dans les systèmes idéalistes allemands, le mal est un moment dialectique dans le développement du bien.Se distinguant de ces doctrines, la doctrine biblique et chrétienne affirme que le monde et l’homme ont été créés bons, bien que limités, qu’en particulier la vie sexuelle et le développement culturel sont choses bonnes et ne résultent nullement d’un défaut ou d’un péché antérieurs à l’homme. S’il y a du mal dans l’humanité, c’est par suite du libre péché de l’homme. Le péché remonte aux origines de l’humanité. Les générations actuelles pâtissent des conséquences du passé par diverses souffrances et aussi (tel est le point spécifique de la doctrine du péché originel) par une certaine solidarité dans le péché. Cet état présent n’exclut pas toute possibilité de bien dans l’humanité. Il n’exclut pas davantage l’éventualité que les nouveaux venus à l’existence pèchent à leur tour, ajoutant ainsi au mal déjà existant. Simplement la vie religieuse et morale de chacun, avec ses libres fautes toujours possibles, est prévenue par un péché déjà présent au plus profond d’elle-même, avant même de s’éveiller à un exercice personnel.Dans cette perspective biblique et chrétienne, l’objet principal de la doctrine du péché originel tend à se déplacer de la réponse théorique au problème du mal vers le diagnostic de ce mélange de bien et de mal qu’est la conscience individuelle. Cela doit finalement conduire à mettre l’accent sur le remède préparé au péché originel par un Dieu qui a créé l’homme bon et veut aboutir à ses fins malgré les déficiences de sa créature.1. Les sources bibliques et la théologie chrétienneLe récit de la Genèse et saint PaulLa doctrine du péché originel ne s’est pas développée dans le judaïsme avec la même richesse que dans le christianisme. Aux abords de l’ère chrétienne, quelques écrits juifs non canoniques font remonter à Adam les peines qui pèsent sur l’humanité; la transmission d’un état de péché du premier père à sa race est chose moins claire.Tel qu’il est rapporté par le livre de la Genèse, le récit de la chute et du châtiment du premier couple humain, comme les mythes des primitifs, n’a pas pour fonction principale de rapporter un fait individuel ancien, réel ou imaginé, mais bien plutôt d’exprimer une condition humaine générale. Il le fait en incluant un trait familier aux anciens écrivains bibliques: la dépendance des générations vis-à-vis de celles qui les ont précédées. «Dieu châtie l’iniquité des pères sur les fils jusqu’à la troisième et la quatrième génération.» Il y a un héritage de bénédiction ou de malédiction qui passe d’âge en âge. Il est donc conforme à l’intention profonde du récit de la Genèse qu’il ait servi de source à des spéculations sur l’état actuel de l’humanité et sa déchéance, par rapport à l’état où elle fut créée.Saint Paul (Romains, V, 12-21) a fait une allusion très claire à ce texte biblique. Plus nettement que les écrits juifs contemporains, il attribue expressément à Adam d’avoir fait entrer dans le monde non seulement la mort, mais le péché. Toutefois, il ne s’explique pas en détail sur ce point. Tout son effort tend à montrer que le Christ a plus d’efficacité pour réparer les nombreuses trangressions de l’humanité qu’Adam n’en a eu pour amener la condamnation sur sa race.La pensée chrétienne ultérieure se considère avant tout en ce point comme l’interprète d’un donné déjà acquis, déposé dans des Écritures canoniques, avec lequel les interprétations théologiques nouvelles ne peuvent rompre totalement.Saint IrénéeSaint Irénée conçoit le salut comme une «récapitulation» d’Adam par le Christ: récapitulation, c’est-à-dire recommencement ou restauration et, d’autre part, accomplissement ou couronnement. Adam avait été «créé à l’image et à la ressemblance de Dieu». Séduit par le démon tentateur, il a péché et perdu la ressemblance avec Dieu. La loi de Moïse n’a fait que montrer la culpabilité de l’homme sans détruire le péché qui dominait sur lui. Le Verbe de Dieu, se faisant homme, a vaincu le diable au profit de toute l’humanité et lui a restitué ce qu’elle avait perdu. En Adam, nous avions transgressé le commandement divin; dans le Christ, second Adam, nous devenons obéissants à Dieu.Il ne faut cependant pas concevoir ce processus de déchéance et de restauration comme concernant des réalités statiques. L’homme et toute créature ne possèdent pas dès le début une perfection achevée. Il entre dans le plan divin de les amener progressivement et par étapes au but final qui leur est assigné. Ainsi l’homme a été créé enfant, n’ayant encore qu’une intelligence enfantine. Cela explique qu’il ait pu être facilement séduit par le démon. Ce qu’il a perdu, ce n’est pas une possession déjà complète de l’Esprit saint ou de la ressemblance divine, mais plutôt un premier degré dans cette possession, la vie que lui communiquait le souffle reçu de Dieu et que la reconnaissance et la fidélité devaient rendre durable. Après le péché subsiste en l’homme une aptitude fondamentale. Le Christ lui rend la possibilité de parvenir au terme dont il s’est détourné. Ceux qui reçoivent l’Esprit deviennent capables de dominer les convoitises terrestres.Ainsi, Irénée englobe dans une même vue du salut ce qui est délai normal et ce qui est retard, ou déviation provenant d’une faute libre, dans l’obtention du bien total donné par Dieu à l’homme. Il retrouve deux vues de saint Paul: la croissance de l’humanité à partir de l’enfance, l’antithèse entre Adam et le Christ. Chez lui, ces deux thèmes sont plutôt juxtaposés que distinctement coordonnés. Mais il amorce des conceptions très modernes: l’intégration de la Rédemption dans un dessein providentiel comportant la longue maturation d’une création fondamentalement bonne, et non pas seulement la restauration d’une merveilleuse perfection initiale.Saint AugustinLe premier à avoir employé l’expression, saint Augustin (354-430) a joué un rôle décisif dans la formulation classique de la doctrine du péché originel. On est allé jusqu’à le considérer comme le père de cette doctrine. Il est certain, au moins, qu’il en a donné une systématisation personnelle, qu’il en a cherché les preuves dans l’Écriture et les auteurs chrétiens antérieurs, qu’il l’a défendue vigoureusement contre Pélage et ses adeptes. Grâce à lui, elle fut proclamée dans un concile provincial d’Afrique, réuni à Carthage en 418, et confirmée – dans une mesure pour nous imprécise – par une lettre, actuellement perdue, du pape Zosime. Pour Augustin, la foi chrétienne affirme essentiellement le rôle déterminant de deux hommes, le premier Adam, père du genre humain, et le second Adam, ou Jésus-Christ. Le premier par son péché a livré l’homme à l’esclavage de la mort et du péché, et par suite à la damnation éternelle. Le second le libère et le ramène à la vie et à la béatitude éternelles. Les hommes (et déjà les petits enfants, encore incapables d’une décision personnelle) sont soumis au joug des passions. Sans la connaissance de la Loi, ils ne se doutent même pas de leur état. Avec la Loi, ils en prennent conscience, mais sans pouvoir s’en libérer. Incapables de véritables vertus, ils peuvent être plus ou moins mauvais par le jeu de leur liberté. Après leur mort, ils ne peuvent accéder à la vision de Dieu, béatitude destinée en principe à une créature faite à l’image de Dieu. Le Christ, Fils de Dieu prenant une nature humaine, est venu sauver les hommes. Mais ce salut, dû à la grâce miséricordieuse de Dieu, n’est pas offert également à tous. Tous sont passibles de condamnation. Dieu, par un effet de sa justice, laisse certains dans leur péché et leur perte. Il en retire d’autres par son choix gratuit.Les vues d’Augustin répondaient bien à diverses indications de l’Écriture. Outre le récit de la faute du premier couple dans la Genèse, Paul avait décrit la corruption du monde païen, l’impuissance de l’homme à faire le bien; il avait opposé l’action d’Adam pour la perte et celle du Christ pour le salut. Il avait affirmé que la foi chrétienne était une grâce imméritée, que Dieu donnait ou ne donnait pas sans que personne pût se plaindre. Mais Augustin a coloré ces enseignements par des vues marquées à son insu par l’influence des philosophes qu’il étudia dans sa jeunesse.Sa conception de l’innocence originelle est conditionnée par l’idéal stoïcien: l’impassibilité, l’ataraxie doivent être la condition du sage, qui commande absolument à toutes les passions agitant le vulgaire. Augustin pense retrouver une telle domination de la raison sur la sensibilité dans la notation du récit de l’Éden: le premier couple était nu et n’en rougissait pas (Genèse, II, 24), ce qui suppose, d’après lui, qu’il contrôlait intégralement les mouvements de ses passions, notamment sexuelles. Ce qui fait, par contraste, ressortir la gravité de la situation actuelle, où, bien évidemment, un tel contrôle n’existe pas. C’est là pour Augustin une juste conséquence du péché. La créature humaine, ayant par sa désobéissance refusé de se soumettre à Dieu, son créateur, a été châtiée par la rébellion des créatures inférieures; à l’intérieur d’elle-même, déjà, les passions sensibles ne sont plus soumises à la volonté raisonnable. Cette condition se transmet de génération en génération et constitue l’état peccamineux dans lequel naît chaque homme, à moins qu’il ne faille admettre la transmission à tous de la culpabilité personnelle d’Adam, le premier pécheur. La question est particulièrement obscure et se compliquait pour Augustin de ses incertitudes sur l’origine de l’âme.Un trait original de la conception d’Augustin, trait à vrai dire peu accentué et présent avec des hésitations dans quelques écrits seulement, est l’idée que tous les péchés des hommes, et non pas la seule transgression d’Adam, constituent un héritage qui se transmet à leurs descendants. C’était rejoindre une vue biblique, «Dieu qui châtie les péchés des pères sur leurs enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération». Il y avait là une considération intéressante, qui tirait le péché d’Adam de son isolement, évitait d’en faire une catastrophe incompréhensible, tendait à le présenter comme un cas particulier, bien qu’infiniment plus grave que les autres, d’une loi générale de solidarité s’appliquant dans le mal, mais aussi dans le bien grâce à Jésus-Christ. Mais cette vue, rarement développée, n’a exercé qu’une influence minime par la suite, et les textes où elle s’exprimait ont souvent été vidés de leur contenu propre par les théologiens médiévaux qui les ont cités.Dans l’ensemble, Augustin a déterminé en une très large mesure la problématique du péché originel, au moins en Occident. C’est à lui que remonte la conception de la concupiscence, comme aussi la conviction tacite que le péché originel ne limite pas ses effets à la vie terrestre présente, qu’il est plus qu’un obstacle à une droite vie religieuse sans un temps d’épreuve, plus qu’un handicap dont la justice de Dieu tiendrait compte quand elle rendrait à chacun selon ses œuvres.Thomas d’Aquin et LutherSaint Thomas d’Aquin (1226-1274), qui recueille la conception augustinienne du péché originel, devenue traditionnelle, est aussi un adepte de la philosophie d’Aristote. Il a donc une vue nouvelle de la nature humaine; en particulier, il partage l’idée que la volonté ne possède qu’un pouvoir limité et non pas absolu sur la sensibilité, les facultés du désir et de la crainte. Ainsi la condition attribuée à Adam par Augustin, le contrôle parfait sur les désirs sexuels, ne peut être une propriété naturelle. Elle constitue sans doute une perfection conforme à ce qu’il y a de plus élevé dans l’homme, mais qui dépasse les forces de la nature et dépend d’un don surnaturel et gratuit, lui-même fonction d’une vocation religieuse surnaturelle de l’homme.Aux yeux d’Aristote, c’eût été folie pour un mortel d’aspirer à l’amitié des dieux. Telle était pourtant la destinée dernière de l’homme pour le chrétien qu’était Thomas d’Aquin; en même temps disciple du philosophe païen, il conciliait ces données venues de sources différentes en admettant chez l’homme, à sa création première, à la fois une nature correspondant à peu près à la description faite par Aristote et un don surnaturel l’habilitant intrinsèquement à cette destinée supérieure et dû à une libre dispositions de Dieu. Ce don surnaturel, rejaillissant sur les activités propres à la nature, leur assurait une harmonie que normalement les forces de la nature laissées à elles-mêmes n’auraient pu atteindre. C’était la justice originelle, grâce à laquelle la volonté maîtrisait parfaitement la sensibilité et le corps. Il y avait là une construction intellectuelle habile. Mais on peut se demander s’il n’aurait pas mieux valu, en abandonnant la conception augustinienne de la nature, abandonner aussi ses conséquences quant à la condition du premier homme, plutôt que de les sauvegarder par une pièce rapportée, qui fait figure d’artifice logique. Selon cette nouvelle vue théologique de l’homme, où se combinent les exigences de droit de sa nature et les données de fait d’une vocation libre de la part de Dieu, le péché du premier homme entraîne pour lui et sa postérité la perte de ces dons surajoutés. La nature est laissée à sa faiblesse et au désordre relatif qui lui est propre. Cet état de péché originel a un certain caractère peccamineux, non pas en lui-même, mais parce que, de fait, il résulte d’un péché.Luther (1483-1546), dont l’enseignement reste ici traditionnel dans ses grandes lignes, présente Adam comme créé bon, puis se pervertissant par un manque de foi et transmettant à sa race une corruption totale par la génération. L’état de l’humanité déchue se résume dans le mot de concupiscence, par lequel il ne faut pas entendre seulement un désir d’ordre physique ou sexuel; c’est plutôt un mal radical, racine de tous les désordres de l’esprit, un égoïsme foncier, qui prend Dieu en haine. La pensée de Luther est centrée sur la description du pécheur pardonné et racheté, mais ressentant toujours la concupiscence. On pourrait presque la résumer dans la parabole évangélique du pharisien et du publicain, qu’il cite parfois. La justice s’obtient en recommençant toujours à reconnaître devant Dieu son péché et à solliciter son pardon. En faisant miséricorde, Dieu commence seulement à guérir du péché l’homme, qui, de son côté, résiste à la concupiscence. Mais nous ne pouvons expier nos péchés à force de bonnes œuvres. Luther, qui a multiplié prières, jeûnes et pénitences dans les première années de sa vie religieuse sans parvenir à la paix intérieure, est persuadé que le pécheur pardonné demeure pécheur, à la fois juste et pécheur. Dieu n’impute pas à l’homme ses fautes passées, ni non plus ce péché présent qu’est la concupiscence qui demeure encore dans le chrétien justifié.Augustin avait dit que la concupiscence, née du péché, était pardonnée au baptême, non pas pour être supprimée, mais pour n’être plus imputée comme péché. Luther reprend la formule, mais en la modifiant. C’est le péché lui-même qui est pardonné, non pas pour être supprimé, mais pour n’être pas imputé. Car la concupiscence, qui ne peut être totalement extirpée en cette vie, est un véritable péché; ses mouvements, tout involontaires et inévitables qu’ils soient, sont un péché en opposition avec le commandement divin: «Tu ne convoiteras pas.» Seulement Dieu n’impute pas de tels péchés à ceux qu’il a graciés et commencé ainsi de guérir et de renouveler.Il y a chez Luther une inspiration profondément chrétienne. La dialectique du «déjà» et du «pas encore» est celle de tout le Nouveau Testament et en particulier de Paul parlant des effets du baptême. Paul aussi avait dit, reprenant les termes d’un psaume, que Dieu n’impute pas les péchés. Mais cette expression occasionnelle, équilibrée chez lui par d’autres plus positives, devient chez Luther le dernier mot de la doctrine.Le concile de TrenteLe concile de Trente (1546) devait réaffirmer la doctrine traditionnelle et prendre position contre la thèse de Luther. Pour donner un sens à ce rejet d’une conviction du réformateur, il commença par rappeler ce qu’était le péché originel, en reproduisant, avec des modifications plus ou moins importantes, des canons (ou règles de foi) promulgués par d’anciens conciles provinciaux, inspirés de près ou de loin par saint Augustin. De telles définitions conciliaires sont à interpréter avec une grande discrétion; tout n’est pas à considérer comme imposé au même titre à la foi par le concile; il convient de retenir seulement ce qui s’oppose à une erreur que celui-ci voulait proscrire.Les canons du concile de Trente peuvent se résumer ainsi. Le premier homme a perdu par sa désobéissance la sainteté et la justice dans lesquelles il avait été constitué et il a encouru la colère de Dieu, la mort et la captivité par rapport au démon. Adam a nui également à sa descendance et lui a fait perdre la sainteté et la justice; il lui a transmis le péché qui est la mort de l’âme. Ce péché d’Adam, transmis à tout homme, ne peut être enlevé ou guéri que par le Christ, notamment dans le sacrement du baptême. Les petits enfants contractent le péché originel par leur descendance d’Adam et la réception du baptême pour la rémission des péchés n’est pas pour eux une vaine cérémonie. La grâce du Christ, dans le baptême, fait disparaître tout ce qui a le caractère du péché dans l’état de péché originel. On ne peut se contenter de dire que ce péché est «rasé» (sans être arraché) ou non imputé. Toutefois, la concupiscence persiste chez le baptisé; mais elle ne peut entraver la vie religieuse de ceux qui la combattent. Cette concupiscence est appelée parfois «péché» par saint Paul, parce qu’elle vient du péché et qu’elle y incline; mais, en elle-même, elle n’est pas réellement dans le baptisé un péché, c’est-à-dire quelque chose qui le mette en opposition avec Dieu.Tel est le contenu de ce décret, volontairement vague, limité à décrire les effets du péché originel et son remède, mais renonçant à en préciser l’essence, veillant à ne pas sembler écarter ou rejeter les différentes théories élaborées par les docteurs orthodoxes au cours des siècles. Il ne faut pas y chercher une doctrine systématique, mais simplement l’affirmation de l’existence de ce péché, de sa rémission par le baptême et du caractère non peccamineux de la concupiscence qui demeure après le baptême.Les canons du concile de Trente sont la seule définition absolument solennelle de l’Église catholique sur le point du péché originel: c’est ce qui fait leur importance. Mais il ne faut pas vouloir trop en tirer: en particulier, il ne faut pas y chercher un argument dogmatique en réponse à des questions qui ne se posaient pas en ce temps-là. Ce qui était admis à la fois par les réformateurs et par les membres du concile, ce qui n’a commencé à être mis en doute que plus tard, est parfois sous-entendu, ou même exprimé, dans ces propositions solennelles. Mais ce n’est pas sur ces points que porte la règle de foi proclamée.2. Exploitations philosophiquesKantKant s’est intéressé à plusieurs reprises au récit de la chute dans la Genèse. Le texte lui fournit d’abord matière à une explication des débuts de la civilisation dans l’espèce humaine. Même si le premier homme a pâti, comme il était fatal, de ses expériences nouvelles, sortant des limites étroites mais sûres de l’instinct, s’il y a trouvé la souffrance, la prévision de ses maux futurs, la possibilité de la guerre, tout cela était la condition d’un progrès. L’espèce a profité de ces déboires (Conjectures sur le début de l’histoire humaine [Muthmasslicher Anfang der Menschengeschichte ], 1786). Mais c’est surtout par sa théorie du mal radical dans la nature humaine que Kant se rapproche de la doctrine du péché originel: mal radical, qui est à la racine de tous les autres, non pas mal extrême et systématique, bien qu’il y ait une malice cachée même dans le meilleur des hommes (La Religion dans les limites de la simple raison [Die Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft ], t. I, 1793). Il y a une disposition au bien dans la nature humaine; il s’y trouve également un penchant au mal. Ce ne peut être une propriété nécessaire de notre nature; ce doit être un penchant acquis, mais que l’on retrouve toujours, si haut que l’on remonte dans la vie d’un individu, et que l’on peut appeler inné. C’est là un fait universel qu’il faut expliquer. Le mal moral ne peut être l’effet que de la volonté libre individuelle. L’obligation de la loi fait conclure nécessairement à la possibilité de l’observer et à la responsabilité coupable de la transgression. Le penchant au mal vient d’un acte libre, d’une décision de ne pas observer la loi, qui ne se situent pas dans la série temporelle des faits soumis à notre expérience. C’est un acte intelligible qui se rapporte, en dehors du temps, à la réalité nouménale, distincte de la réalité phénoménale. Ainsi tout le mal que chacun commet dans le temps lui est pleinement imputable. Mais l’acte même de la décision libre est insondable, comme l’exprime symboliquement la présence du tentateur dans le récit biblique.Cette théorie du mal radical n’est pas à proprement parler une doctrine du péché originel. Kant lui-même ne reprend pas ce terme et parle d’un péché «originaire» qu’il distingue d’un péché «dérivé», à peu près comme la décision initiale se distingue de son exécution. Il repousse l’explication du mal par un héritage et se borne à constater l’universalité du fait d’expérience. Néanmoins Kant a repris, en citant plus d’une fois les paroles de l’Écriture, un certain nombre d’affirmations jouant un rôle dans les exposés classiques sur le péché originel: universalité du péché, impuissance à faire le bien, perversité du cœur, que ne doit pas masquer le fait d’une conduite extérieurement morale. Surtout il a exploité le récit de la chute, dans la Genèse (chap. II et III). Il note bien à cette occasion qu’il ne se soucie pas de ce que l’auteur biblique voulait enseigner, qu’il se borne à utiliser philosophiquement un texte qui autrement ne serait pour lui d’aucun profit. Derrière ces protestations qui devaient le protéger de la censure royale, Kant dissimulait-il le sentiment d’une correspondance assez fragile entre le récit biblique et son propre système? Quoi qu’il en soit, il a manifesté les richesses psychologiques profondes de cette histoire, au lieu de la ranger parmi les légendes enfantines ou de la reprendre à la lettre.HegelPour Hegel, qui est revenu plusieurs fois sur la question du péché originel, il ne s’agit pas d’une histoire contingente, mais d’une histoire nécessaire, de l’histoire éternelle de l’esprit humain dans son développement pour devenir ce qu’il est déjà en soi: esprit. L’état de connaissance du bien et du mal ne doit pas être, ou plutôt ne doit pas subsister; il ne faut pas s’y arrêter. C’est une étape à dépasser, à supprimer en en gardant le bénéfice (aufheben ). Le désir de la connaissance est représenté dans le mythe comme inspiré par le serpent tentateur. En réalité, c’est la nature de l’homme qui l’amène nécessairement à connaître le bien et le mal. L’état d’innocence (Unschuld ) serait un état animal: l’irresponsabilité d’un «innocent», au sens d’arriéré. Les suites de la connaissance du bien et du mal apparaissent comme un châtiment: l’homme doit manger son pain à la sueur de son front. Le travail, rendu possible par la connaissance, est l’instrument de la réconciliation avec le monde. Le mythe représente les étapes nécessaires du développement de l’esprit, quand il devient effectivement ce qu’il est en soi par sa destination, sans l’être par son état initial.Cette interprétation est évidemment un accord réalisé quelque peu violemment entre un système philosophique général et un texte biblique, ou son prolongement dans une doctrine chrétienne. Elle a néanmoins un réel intérêt, parce qu’elle dégage certaines significations restées souvent trop peu remarquées. Il y a quelque chose de positif dans le drame de l’Éden et ce qui lui fait suite, ce développement humain et culturel ambigu parce que traversé et vicié par le péché, que décrit la Genèse, aux chapitres IV à XI.Paul RicœurLa philosophie peut toujours tirer profit d’une considération renouvelée d’anciens mythes. Le symbole donne à penser et la réflexion dégagera les significations cachées dans ces productions littéraire. Aussi, dans La Symbolique du mal , Paul Ricœur a-t-il analysé avec beaucoup de pénétration différentes œuvres ou traditions de l’Antiquité: le mythe de la création à partir du chaos (Babylone), celui d’un destin fixé par un dieu méchant (tragédie grecque), celui d’Adam au jardin d’Éden (Bible hébraïque), celui de l’âme tombée dans le corps (orphisme). Le récit du péché d’Adam a pour caractéristique de placer la responsabilité du mal dans la liberté de l’homme, non dans le dieu créateur ou ordonnateur, ni dans le corps lui-même. Il affirme la bonté originaire de l’homme créé par Dieu, et sa méchanceté originelle volontaire. Mais il y a une parenté secrète entre les mythes relatifs à l’origine du mal; et le trait dominant de l’un d’eux peut se retrouver à l’état récessif dans un autre. Ainsi le mythe babylonien fonde l’état de choses présent sur la victoire d’un dieu ordonnateur contre un adversaire révolté. Le serpent de la Genèse rappelle le monstre du chaos terrassé. Dans le mythe orphique, le malheur de l’âme tient à sa chute dans le corps; dans la Bible, la faute du premier couple aboutit à son expulsion hors du jardin d’Éden. L’étude de Ricœur est d’abord l’exploration attentive des profondeurs d’un texte. Elle ne vise pas en premier lieu à proposer une théorie nouvelle du péché originel ou une conception qui remplacerait celui-ci. Toutefois, elle conclut que le mal dans l’humanité ne s’explique pas par un héritage, ni par la chute d’un état de perfection initial; mais qu’il y a une tradition du mal, une connexion interhumaine dans le mal. Quand un individu pèche, le mal était déjà là: en lui par la convoitise; hors de lui par le milieu. Chacun ne fait que pécher en second. C’est ce que signifie la présence du serpent dans la scène de la transgression. Avec Ricœur, la méditation philosophique, renonçant à plier trop rapidement à un système les anciens mythes où s’est déposée une sagesse encore balbutiante, a su y trouver une féconde stimulation.Les questions qui se posent à propos du péché originel sont de deux sortes. Les unes concernent les historiens des idées. Il s’agit alors de fixer la pensée exacte de chacun des auteurs ayant traité du péché originel, soit dans la Bible, soit, par la suite, de déterminer leurs sources et les influences qui les relient les uns aux autres. D’autres questions concernent seulement les croyants pour qui la doctrine du péché originel exprime une vérité toujours valable, mais qui doit être reformulée en fonction d’acquisitions nouvelles soit de la pensée philosophique, soit de la méthode de compréhension littéraire des mythes, ou des sciences de l’homme.D’un point de vue plus spéculatif, on peut observer les divergences entre la pensée protestante et la pensée catholique dans l’interprétation de l’universalité du péché. Les théologiens protestants, s’inspirant de Kant et de la philosophie existentielle, considèrent le péché comme étant avant tout personnel, œuvre de la liberté individuelle. Ils affirment donc l’existence universelle d’une décision pécheresse dans la vie de chacun, si haut que l’on puisse remonter. Les théologiens catholiques affirment plus volontiers que l’universalité du péché originel provient d’une transmission (voir A.-M. Dubarle, Le Péché originel: perspectives théologiques , Cerf, Paris, 1983). Confrontés alors aux données scientifiques sur l’antiquité de l’homme, sur son faible développement psychique à l’origine, sur la lenteur de ses progrès dans le domaine spirituel, ils se posent diverses questions. La doctrine du péché originel requiert-elle que l’humanité entière descende d’un seul couple (monogénisme) ou peut-on la concilier avec la théorie scientifique d’une descendance à partir de plusieurs couples? Cette doctrine suppose-t-elle que l’humanité a commencé par un état de très haute perfection, ou bien l’état quasi féerique décrit par saint Augustin et la théologie classique n’est-il pas une construction inspirée d’une philosophie particulière ne s’imposant pas à la foi chrétienne? L’état de péché où tous se trouvent remonte-t-il à un seul acte originel, ou vient-il de cette masse anonyme de péchés que l’on nomme, d’un terme biblique, le «péché du monde»? Le péché originel se transmet-il par la génération biologique au sens étroit du mot, ou par toutes les voies de l’influence interpersonnelle? Peut-on le comparer à l’une de ces situations historiques déterminant l’existence d’un individu ou d’un groupe? Peut-on le comprendre à l’aide des faits mis en lumière par la psychanalyse?Ces différentes questions reçoivent, de la part des théologiens, des réponses variées, ouvertes chez les uns à des perspectives nouvelles, fidèles chez les autres à des formulations traditionnelles. La situation intellectuelle dans ce problème est instable, conditionnée qu’elle est par de nombreux facteurs. Mais les vues les plus disposées à un renouvellement des catégories systématiques n’excluent pas la reconnaissance d’un sens réel et important à cette doctrine.3. Signification actuelle de la doctrineLa notion de péché, à plus forte raison de péché originel, apparaît à de nombreux contemporains comme une illégitime flétrissure théologique de la vie. Nietzsche a su, avec la plus grande violence, en démasquer la source perverse dans la Généalogie de la morale : «Avec la moralisation des concepts de dette et de devoir [...] les hommes devront se retourner contre le «créancier», le principe de l’espèce humaine, l’ancêtre, dorénavant affligé d’anathème («Adam», «péché originel», «privation du libre arbitre») [...] jusqu’à ce que nous nous trouvions tout d’un coup devant le paradoxal, le terrible expédient grâce auquel l’humanité martyrisée a trouvé un soulagement temporaire, coup de génie du christianisme: Dieu lui-même s’offrant en sacrifice pour payer la dette de l’homme!» Autant dire que le péché originel apparaît à beaucoup comme une scène primitive, fantasmatique et obsédante, destinée à rendre indispensable le recours à la grâce divine, voire aux pénitences infligées par des prêtres et aux sacrements administrés par eux. On conçoit que, dans ces conditions, cette doctrine théologique apparaisse comme étant le fardeau héréditaire dont il faut libérer l’humanité pour la rendre libre et heureuse, à tout le moins émancipée et responsable devant elle-même. Depuis au moins trois siècles, la culture moderne s’emploie à reléguer le péché originel parmi les archaïsmes encombrants et malfaisants.Il convient alors d’observer ce que devient l’humanité purgée de la confession du péché originel, si «originel» ne veut pas dire chronologiquement archaïque, mais ontologiquement universel, selon le passage du Psaume 14 repris par saint Paul dans l’Épître aux Romains: «Il n’y a pas de juste, pas même un seul. Il n’y a pas d’homme sensé, pas un qui cherche Dieu. Ils sont tous dévoyés, ensemble pervertis, pas un qui fasse le bien, pas même un seul» (III, 10-11). Sans péché, mais évidemment pas sans expérience du mal, commis et subi, l’homme moderne a eu recours à trois conduites possibles. La première consiste à reporter le mal sur un autre que soi, un autre qui en est le coupable unique et, par conséquent, le bouc émissaire légitime du châtiment. Ici, la suppression de l’universalité du péché aboutit à un manichéisme dénonciateur. C’est au moment où la confession du péché originel a disparu que se sont développés les inquisitions séculières et les terrorismes idéologiques. L’homme peut aussi proclamer, à l’inverse, l’innocence universelle, mais il est remarquable que cela prélude généralement à l’irresponsabilité de chacun et souvent au malheur de tous. Car l’innocence actuelle est encore bien plus une fiction que la connaissance et la reconnaissance du péché originel. Faisant justement l’objet de la confession passionnée de Nietzsche, elle paraît relever plus de l’ordre du désir que de celui du réel. Elle est elle-même une revanche idéologique contre l’emprise théologique, mais elle n’est pas un constat aisé à généraliser, en un siècle où l’homme s’est révélé à un tel point capable de calomnier, de torturer et d’exterminer. C’est pourquoi c’est la troisième conduite qui est la plus commune à l’homme moderne et qui rejoint étrangement celle de l’homme de l’antiquité, une conduite antérieure à toute l’histoire biblique de la création, du péché et du pardon: le destin a remplacé le péché originel, comme véritable clef inconnue de notre situation d’êtres jetés dans le monde. C’est le destin, et non pas la liberté, qui est le grand bénéficiaire idéologique de la suppresssion du péché théologique. Adam est remplacé d’abord par Prométhée, parfois par Dionysos et le plus souvent par Sisyphe. Il n’est donc pas certain que la suppression du péché universel ait rendu l’homme plus fort, plus heureux et surtout plus libre.C’est ici qu’il faut reprendre les éléments essentiels d’une doctrine du péché originel dans la situation actuelle de la culture. Fondamentalement, le péché est méfiance à l’égard de la parole de vérité et d’amour que le Créateur propose à la créature. Adam et Ève redoutent que Dieu ne les trompe et décident donc de préférer la voix triomphante, innocente et illusoire du serpent à la parole confiante, exigeante et réaliste de Dieu. Caïn se méfie des avantages qu’il suppose à Abel son frère et il le tue. Le péché, primordialement, ne consiste ni dans l’orgueil et l’arrogance, ni dans le désir et la concupiscence, mais dans la méfiance. C’est pourquoi il a bibliquement pour effet non pas tant de transformer la nature de l’homme ou de constituer en animal déchu un ange supposé que de changer radicalement la situation relationnelle de la créature. À la confiance originaire, qui caractérise la création, succède la méfiance originelle, qui qualifie désormais l’histoire. Le péché est de nature relationnelle et non pas substantielle. Il est l’acte par lequel l’homme veut attrister Dieu et infliger la mort aux autres hommes. Connaître l’universelle réalité de ce péché, c’est se prémunir contre toute vision illusoire de l’humanité, vision qui la fait tantôt s’endormir dans le mensonge, tantôt se réveiller dans l’amertume et le désespoir. La doctrine du péché originel est ainsi d’abord destinée à combattre l’opium de la présente harmonie naturelle du capitalisme comme l’opium de la future société sans classes du socialisme. Les hommes n’héritent pas d’une détermination théologique à mal faire à cause d’Adam, mais, comme Adam et comme Caïn, chacun d’eux se replonge dans la méfiance destructrice qui enténèbre la culture et aussi, à partir d’elle, la nature.Pourtant, la doctrine du péché n’aboutit pas au cynisme des constats ni au pessimisme du destin et du malheur. Le péché, dans la mesure où il est vaincu par la rédemption (même quand l’homme s’enferme dans la triple captivité de sa propre justification, de sa prétendue innocence et de son déterminisme par le hasard), est une entreprise de nomination combative et de pardon accepté, alors que, sans péché, l’homme erre au milieu de malheurs déculpabilisés, de vengeances et d’offenses sans retenue. Le péché a ainsi comme office de porter à la lumière l’aveu qui s’ignore et qui s’enfouit. Il a aussi comme fin le pardon, car le chrétien ne croit pas au péché mais à la proclamation de son enlèvement, à la réconciliation, au lieu même où la relation était brisée.Enfin, la doctrine du péché, originel ou universel, est l’ombre portée par l’espérance et l’attente du salut, de la réintégration, eschatologique ou universelle, elle aussi. «Là où le péché a proliféré, la grâce a surabondé», déclare saint Paul (Rom., V, 20) – non pas pour légitimer la méfiance, l’offense et le meurtre, comme des voies étranges qui mèneraient le plus sûrement à l’amour et à la vie, mais pour inscrire le péché comme une parenthèse réaliste à l’intérieur du grand mouvement créateur et rédempteur qui va de la bonté de la création à l’universalité du Royaume.Certes, la doctrine du péché originel s’est exprimée culturellement au cours des siècles de manière équivoque. Il a semblé parfois qu’elle affirmait péremptoirement un biologisme théologique, selon lequel nous était transmis héréditairement un destin étranger et injuste. Mais, avant de renoncer à cette doctrine, il convient de réfléchir aux dégâts qu’a engendrés dans la modernité sa suppression ainsi qu’au triple sens que lui reconnaît la foi selon la Bible: inviter à la liberté des aveux; enlever la permanence des offenses; enfin, annoncer, par sa négativité même, le Royaume qui en est l’horizon ultime.
Encyclopédie Universelle. 2012.